Toilettes et connexion entre les ODD 6 et 15 : entretien avec Philippe Morier-Genoud
RN : Merci d'avoir pris le temps de discuter avec l'IRHA de l'importance du recyclage des eaux noires et des nutriments qu'elles contiennent, reliant ainsi les ODD 6 (eau propre accessible pour tous) et 15 (utilisation durable des écosystèmes). Je suis curieuse de savoir comment vous avez mis à jour un sujet auquel fait allusion le héros du roman Ulysse de James Joyce, un homme comme vous et moi, alors qu'il s'apprête à étudier la conductivité électrique de son jardin :
« Il se baissa pour examiner une maigre rangée de menthe poivrée poussant le long du mur. Faire un kiosque là. Des fèves d’Espagne. De la vigne vierge. Tout le terrain a besoin d’être fumé, sol ingrat. »
Avant de vous consacrer au recyclage des eaux noires (les eaux usées des toilettes), votre carrière professionnelle de biologiste était très diversifiée. Qu'est-ce qui vous a permis de vous spécialiser dans l'écologie des vers de terre, et le rôle des vers de terre dans le recyclage des eaux noires ?
PMG : Ma formation à l'université de Neuchâtel comprenait une spécialisation en pédologie (l’étude de la formation des sols). La compréhension de l'évolution des sols nécessite des compétences de généraliste et de spécialiste. Ma connaissance spécialisée de la biologie des vers est née de mon désir de comprendre les vers en tant qu' « ingénieurs de l'écosystème », qui façonnent la structure du sol en décomposant la matière organique.
RN : Vous avez conçu les installations de traitement des eaux usées pour les appartements de Soubeyran construits par la coopérative d'habitation écologique Équilibre à Genève. Pourquoi avez-vous décidé que des vers de terre devaient être utilisés pour purifier les eaux noires de cette installation ?
PMG : En Suisse, la plupart des eaux noires domestiques sont acheminées par des canalisations vers des stations d'épuration. Comme elles se mélangent aux effluents industriels dans ces stations d'épuration, les déchets solides qu'elles contiennent deviennent toxiques. Par conséquent, ils doivent être brûlés. Cependant, cette approche entraîne une perturbation des cycles des nutriments. Les phosphates, les nitrates et le carbone sont éliminés des sols, pour produire des cultures destinées à la consommation humaine. Lorsque les eaux noires ne sont pas restituées aux sols, les nutriments susmentionnés s'épuisent dans les couches supérieures des sols que nous utilisons pour les cultures. Des engrais chimiques sont souvent ajoutés pour maintenir la productivité des champs.
Les vers de terre sont des décomposeurs. Leur rôle dans le recyclage des nutriments dans le système du sol est d'une importance vitale : ils décomposent les résidus végétaux. Ils peuvent également digérer les excréments humains et les transformer en dioxyde de carbone et en eau riche en éléments nutritifs solubles qui peuvent être restitués au sol.
Il est important pour les membres de la coopérative d’habitation Équilibre que leur consommation de ressources ne dépasse pas le taux de renouvellement des ressources naturelles. Les habitants des appartements de Soubeyran ont vu le lien entre l'incinération des déchets fécaux humains et l'épuisement des nutriments bio-limitatifs dans les sols de surface. Ils n'ont pas voulu s'inscrire dans cette tendance. L'installation de traitement des eaux noires a été conçue conjointement avec cette communauté, qui vit selon des principes écologiques forts.
RN : Quel design avez-vous utilisé pour le système de purification des eaux noires à Soubeyran ?
PMG : Nous avons installé un silo de huit mètres de large et d’un mètre de haut pour traiter les eaux noires des appartements de Soubeyran. Ce silo contient une couche basale de sciure et de copeaux de bois, une couche de compost dans laquelle vivent les vers, et une couche supérieure de paille. Les eaux noires des appartements sont pulvérisées sur la surface de la paille par 16 jets. Sous la couche de paille, 400 kg de vers décomposent les matières fécales contenues dans les eaux noires.
RN : Depuis combien de temps le système d'épuration des eaux noires par les vers de terre fonctionne-t-il à Soubeyran ?
PMG : Les appartements sont occupés depuis janvier 2017 et le système a commencé à fonctionner à ce moment également. C'est un projet expérimental qui traite les eaux noires de tout un immeuble d'habitation. J'ai également conçu des toilettes à vers pour les appartements de la coopérative d'habitat écologique Équilibre, Les Vergers à Meyrin (Genève ; voir ci-dessous une brève interview d'une dame qui utilise ce système de toilettes).
Y a-t-il eu des problèmes techniques à résoudre concernant l'épuration des eaux noires à Soubeyran ? En hiver, nous ajoutons une couverture supplémentaire au silo de Soubeyran, car les vers décomposent plus lentement les matières fécales des eaux noires lorsqu'il fait froid. Un peu plus de chaleur leur permet de continuer.
Les gens ont eu besoin de temps pour s'adapter à un nouveau système d'assainissement. Les eaux vannes purifiées sont réutilisées pour alimenter les toilettes de l'immeuble de Soubeyran. Mais l'eau recyclée est jaune, car elle contient des tanins provenant du silo en bois. Les gens ont dû s'habituer à ce que de l'eau jaune (propre) coule dans leurs toilettes.
RN : Comment les eaux noires recyclées sont-elles utilisées à Soubeyran ?
PMG : Elles sont utilisées pour arroser les plantes, étant donné leur forte teneur en nutriments. Cependant, elles sont surtout utilisées pour arroser les arbres et les arbustes, plutôt que le potager, et elle n'est jamais utilisée pour les cultures de salades étant donné la teneur en bactéries de l'eau.
RN : Combien coûte le recyclage des eaux noires avec le système de vers de terre de Soubeyran ?
PMG : Il coûte 3000 CHF par personne à Soubeyran, contre 15 000 CHF par personne pour le recyclage des eaux noires dans une station d'épuration centralisée.
RN : A-t-il été facile de mettre en place ce système innovant de traitement des eaux noires dans le canton suisse de Genève ?
PMG : Les Genevois sont conscients de l'importance des questions environnementales. Le service Agenda 21 de la ville est également très éco-positif et soutient des initiatives comme la nôtre.
RN : Pourriez-vous installer un système de traitement des vers de terre et des eaux noires dans une maison privée ?
PMG : Pendant quinze ans, mes clients ont été des propriétaires de maisons. C'est ainsi que j'ai acquis mon expérience dans la conception de systèmes vivants de traitement des eaux noires.
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Pour savoir à quoi ressemble un système privé de lombricompostage, l'IRHA s'est rendu aux Vergers à Meyrin et a parlé à Chloé. Mère de deux petites filles, Chloé est fière que ses enfants grandissent avec des "toilettes vivantes" dans leur maison. Il s'agit d'une grande structure en bois, située dans un cabinet de toilette à l’aspect confortable et qui ne dégage aucune odeur. Sous le siège des toilettes, la cuvette sépare l'urine des matières fécales. Ces dernières sont recueillies dans cinq seaux, qui sont remplis un par un. Les vers se déplacent entre les seaux et digèrent leur contenu. Les cinq seaux sont placés dans de la paille de chanvre. Lorsque les déchets des seaux les plus anciens sont partiellement digérés, ils sont déplacés à l'extérieur, dans une étroite étagère fermée sur le balcon de l'appartement. Ils y sont stockés pendant quelques mois encore, avant d'être déposés dans le système de compostage du collectif d'habitation. Si ce système de gestion des déchets peut sembler très inhabituel à de nombreux lecteurs, pour les petites filles de Chloé, c'est leur norme. Lorsqu'elles annoncent qu'elles vont utiliser les toilettes, elles disent « on va nourrir les vers de terre ! » C'est ça, intégrer un recyclage efficace des nutriments dans son quotidien !